dimanche 9 septembre 2012

Barthes ; Un monde où l'on catche


ROLAND BARTHES (1915-1980), Mythologies (1957), « Le monde où l’on catche », coll. « Points Essais ». © Éditions du Seuil.

Mythologies est un ensemble de textes qui ont pour finalité de déchiffrer certains signes illustratifs de la société française des années 1950. Dans « le monde où l’on catche », Roland Barthes analyse les caractéristiques et le fonctionnement du catch, ses significations et les attentes des spectateurs.

Il y a des gens qui croient que le catch est un sport ignoble. Le catch n’est pas un sport, c’est un spectacle, et il n’est pas plus ignoble d’assister à une représentation catchée de la Douleur qu’aux souffrances d’Arnolphe ou d’Andromaque. Bien sûr, il existe un faux catch qui se joue à grands frais avec les apparences inutiles d’un sport régulier; cela n’a aucun intérêt. Le vrai catch, dit improprement catch d’amateurs, se joue dans des salles de seconde zone, où le public s’accorde spontanément à la nature spectaculaire du combat, comme fait le public d’un cinéma de banlieue. Ces mêmes gens s’indignent ensuite de ce que le catch soit un sport truqué (ce qui, d’ailleurs, devrait lui enlever de son ignominie). Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et  toute conséquence: ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit
Il s’agit donc d’une véritable Comédie Humaine, où les nuances les plus sociales de la passion (fatuité, bon droit, cruauté raffinée, sens du « paiement ») rencontrent toujours par bonheur le signe le plus clair qui puisse les recueillir, les exprimer et les porter triomphalement jusqu’aux confins de la salle. On comprend qu’à ce degré, il n’importe plus que la passion soit authentique ou non. Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même. Il n’y a pas plus un problème de vérité au catch qu’au théâtre. Ici comme là ce qu’on attend, c’est la figuration intelligible de situations morales ordinairement secrètes. Cet évidement1 de l’intériorité au profit de ses signes extérieurs, cet épuisement du contenu par la forme, c’est le principe même de l’art classique triomphant. Le catch est une pantomime immédiate, infiniment plus efficace que la pantomime théâtrale, car le geste du catcheur, un geste secret effectivement cruel transgresserait les lois non écrites du catch et ne serait d’aucune efficacité sociologique, comme un geste fou ou parasite. Au contraire, la souffrance paraît infligée avec ampleur et conviction, car il faut que tout le monde constate non seulement que l’homme souffre, mais encore et surtout comprenne pourquoi il souffre. Ce que les catcheurs appellent une prise, c’est-à-dire une figure quelconque qui permet d’immobiliser indéfiniment l’adversaire et de le tenir à sa merci, a précisément pour fonction de préparer d’une façon conventionnelle, donc intelligible, le spectacle de la souffrance, d’installer méthodiquement les conditions de la souffrance : l’inertie du vaincu permet au vainqueur (momentané) de s’établir dans sa cruauté et de transmettre au public cette paresse terrifiante du tortionnaire qui est sûr de la suite de ses gestes : frotter rudement le museau de l’adversaire impuissant ou racler sa colonne vertébrale d’un poing profond et régulier, accomplir du moins la surface visuelle de ces gestes, le catch est le seul sport à donner une image aussi extérieure de la torture. Mais ici encore, seule l’image est dans le champ du jeu, et le spectateur ne souhaite pas la souffrance réelle du combattant, il goûte seulement la perfection d’une iconographie. Ce n’est pas vrai que le catch soit un spectacle sadique : c’est seulement un spectacle intelligible.

Pour analyser le document
1. Retrouvez dans le texte tout ce qui permet de définir et de caractériser le catch : nature, déroulement, finalité, importance de la « forme ».
2. Malgré de nombreuses analogies avec le théâtre, le catch est présenté comme différent. Identifiez les analogies, puis expliquez les différences.
3. Quel est l’intérêt du catch pour le public, selon l’auteur ? Est-il un sport ou un spectacle ?

Les catcheurs Félix Micquet et “Taverne”

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